Entretien avec Silvia Costa

Dans Mémoire de fille, Annie Ernaux, prix Nobel 2022, raconte ses 18 ans en 1958. Avec la précision d'une détective, elle remonte le cours des souvenirs, de la naissance du désir à l'emballement violent de ses premières expériences sexuelles et amoureuses. La metteuse en scène Silvia Costa nous parle de l'universalité de la parole d’Annie Ernaux, de conquête de liberté, et de la façon dont elle porte ce récit à la scène, dans un ballet de voix, de corps et d'objets.
Mémoire de fille d’Annie Ernaux, adaptation et mise en scène de Silvia Costa, est présenté du 7 juin au 16 juillet 2023 au Théâtre du Vieux-Colombier

UNE CÉRÉMONIE DE LA MÉMOIRE

  • Chantal Hurault. La littérature est une source d’inspiration privilégiée de votre théâtre. Qu’est-ce qui a présidé à l’adaptation de Mémoire de fille ? 

Silvia Costa. J’ai été marquée par la dimension théâtrale de son écriture : l’utilisation de la troisième personne opère une mise à distance de soi qui est au fondement du jeu d’acteur. Mon adaptation est construite sur les trois niveaux d’écriture qu’Annie Ernaux intercale : la voix de la fille en 1958, dans la précision des faits passés ; la voix de l’écrivaine au présent ; la voix sociétale entre présent et passé. Ce principe dramaturgique est évolutif, l’essentiel tenant justement dans la reconstruction – éclatée – du même personnage. 

  • Chantal Hurault. Le workshop organisé avec les actrices plusieurs mois avant les répétitions relevait de quelle intention ?

Silvia Costa. La mémoire à l’œuvre dans la pièce fonctionnant en lien avec des objets, que j’ai sélectionnés à partir de ceux choisis par Annie Ernaux dans son livre, je souhaitais que les actrices réalisent un travail souterrain sur des objets à elles, rattachés à un épisode significatif de leur vie. Les échanges intimes que nous avons pu avoir nourrissent le jeu en favorisant des connexions avec une mémoire non personnelle : Anne Kessler, Coraly Zahonero et Clotilde de Bayser n’incarnent pas Annie Ernaux, elles participent à la reconstruction de son histoire tout en restant elles-mêmes. Cette partie du processus n’apparaît pas dans le spectacle, mais est présentée dans une exposition à l’entrée de la salle, avec une atmosphère sonore d’Ayumi Paul qui signe aussi la création musicale, faite de mélodies au violon et de sons qu’elle a enregistrés, notamment dans le jardin d’Annie Ernaux. 

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  • Chantal Hurault. Dans quelle mesure la scénographie accompagne-t-elle votre geste de mise en scène ? 

Silvia Costa. La scénographie est inhérente à mon geste de mise en scène. Mon travail est fondé sur des partitions qui mettent en rythme les gestes, la parole, l’usage des objets ; je pense les actions à travers la présence et la circulation des corps et des voix dans l’espace. 
J’ai conçu ici un lieu indéfini qui évoque à la fois une chambre, un institut, un hôpital, une école… Le parquet, la patine des murs racontent le temps qui a passé. Cet espace épuré, où chaque objet fait sens, est ouvert aux métamorphoses. C’est une chambre de la mémoire, un espace de désolation où la mémoire affleure de façon fragmentaire. Les trois voix se partagent l’entièreté du plateau avec néanmoins des zones sensibles, des îlots que chacune dessine. Elles agissent parfois ensemble, comme lorsqu’elles manipulent trois miroirs en créant une vision multidimensionnelle du personnage, perceptible de côté, de dos… L’idée est que les actrices soient créatrices du récit en même temps que de l’espace, en continu. Elles agissent sur sa composition et sa décomposition, nous offrant à voir ce voyage dans le temps. La délicatesse des gestes est importante. 
Je travaille sur des micro-actions où l’objet a une fonction métonymique : une assiette suffit à faire advenir le réfectoire, un foulard pour la nuit dans la chambre du garçon… J’aime que le public puisse soudain visualiser, à travers un objet placé à un endroit précis, le trajet d’une actrice, par où elles sont passées. Je tenais à cette cérémonie de la mémoire, que l’on assiste à la naissance, fragmentaire, du souvenir. 

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  • Chantal Hurault. Qu’en est-il des costumes, que vous cosignez avec Rebekka Stange, et de la lumière ?

Silvia Costa. La lecture est un exercice extraordinaire pour l’imagination. Mon apport lorsque j’adapte un texte littéraire, déjà très complet, est de reconstruire l’image que j’ai eue à la lecture, de lui donner matière, corps, couleurs. C’est en ce sens que j’ai conçu les costumes. Les actrices portent un uniforme sobre et raffiné (pantalon taille haute et chemise blanche) et, au fur et à mesure que les personnages prennent forme, la couleur apparaît : rouge, bleu ou jaune selon la teinte que j’ai attribuée à chacune selon leur personnalité et leur voix. Les figures sont ainsi prises dans un même mouvement de métamorphose que l’espace. 
En ce qui concerne la lumière, elle est composée selon un principe de réalité ; elle peut venir d’une lampe avec un abat-jour, ou de rayons de soleil à travers une fenêtre. Elle suit la lumière du jour ou de la nuit, créant des atmosphères plus ou moins sombres. De manière générale, la tonalité, tendre et douce, accompagne les corps dans cet antre de la mémoire. 

  • Chantal Hurault. De quelle façon la disposition d’Annie Ernaux pour la photographie vous inspire-t-elle ? 

Silvia Costa. Cela tient pour moi du chef-d’œuvre tant elle parvient à se regarder depuis un point de vue extérieur et à en faire un geste artistique fort. On retrouve ce principe de distanciation dans son écriture où, pour se raconter, elle a besoin de placer un personnage ou un objet face à elle. Son rapport à la mémoire et à la trace du vivant tient de l’ekphrasis : sa manière de détailler les images jusqu’au point de les rendre présentes me touche énormément. J’ai longtemps réfléchi au fait qu’elle dise à l’égard de Mémoire de fille que cette histoire pouvait être racontée de mille autres façons. De là est né l’enjeu de la représenter en laissant du vide au sein de sa représentation ; l’image ne doit pas épuiser l’histoire que l’on raconte. 

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  • Chantal Hurault. La période trouble de l’adolescence, la naissance du désir et de la sexualité, est abordée ici comme rarement en littérature. Ce sujet vous préoccupe-t-il particulièrement ? 

Silvia Costa. La voix de 1958 revient, sans économie de détails, sur sa première expérience sexuelle, traumatique, avec un moniteur nommé H. L’intérêt tient au regard porté sur cette fille victime de son propre désir, dans une société qui banalise la violence d’une première relation sexuelle pour des jeunes femmes qui n’osent pas dire leur peur, encore moins diriger l’acte. Il aura fallu soixante ans pour qu’Annie Ernaux écrive sur ce qui fut proche du viol, pour dire jusqu’où une nuit peut nous transformer, pour exprimer le sentiment de honte. 
Succède à sa découverte de la sexualité une période de souffrance, physique et mentale, jusqu’à son retour dans une province familiale fuie par détestation et désir d’indépendance, et qui s’avère être désormais son seul refuge protecteur. Je crée ici une césure en basculant sur des voix enregistrées ; la parole se détache du corps. La voix intérieure – qui ne peut être dite, seulement écoutée – concerne trois épisodes spécifiques, communs à nombre d’adolescentes : celui de l'aménorrhée, de la boulimie et de la dépression. La voix enregistrée est accompagnée d’un solo, le corps sculpte une autre facette de l’être. 

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  • Chantal Hurault. En quoi la démarche d’introspection d’Annie Ernaux vous paraît-elle essentielle, artistiquement et politiquement ? 

Silvia Costa. L’introspection passe chez elle par un travail archéologique, une traque du souvenir dans l’objectivité des faits, tout en se positionnant aujourd’hui, avec un recul analytique sur les structures sociétales d’alors et sur sa démarche actuelle selon ce qu’elle est devenue. Mémoire de fille n’est pas un livre du regret, c’est un livre de dénonciation, peut-être celui où elle dénonce le plus directement la société patriarcale, la condition féminine. Je clos la pièce sur un passage du roman où, des années plus tard, l’écrivaine googlise le garçon de la colonie. 
Durant ce récit, les actrices sont dans une chambre noire et développent des photographies à la façon du film Blow up. Elles agrandissent progressivement un œil, qui peut être à tout le monde mais qui s’avère être celui d’Annie Ernaux, tandis que la voix parle de la photo trouvée sur le net où H est au centre d’une grande famille, tel un patriarche fier de sa semence. Annie Ernaux réalise que la souffrance vécue a nourri sa force d’autrice. Là est la puissance de son écriture : faire du réel une œuvre d’art. Elle nous offre une grande leçon de vie, ne pas chercher à oublier mais transformer ce que l’on garde en mémoire et grandir avec. 

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Entretien réalisé par Chantal Hurault  
Responsable de la communication et des publications du Théâtre du Vieux-Colombier

Photos © Monika Rittershaus
Dessins © Anne Kessler

Article publié le 09 juin 2023
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